Le devoir de réserve en question

vendredi 3 mai 2019
par  SUD éducation 62

On aimerait pouvoir dire, selon l’expression, qu’« il faut le voir pour le croire ». Il est à craindre malheureusement que ce papier n’apparaissent comme la énième manifestation du mépris quotidien dont sont victimes enseignant-e-s et élèves, et que l’on puisse en conséquence se priver du déplaisir des yeux. De quoi s’agit-il ?

Une députée dans ses fonctions ?

Les faits d’abord. Mme Marguerite Deprez-Audebert, députée de la 9ème circonscription du Pas-de-Calais, adjointe au Maire de Béthune, programmait, courant janvier, une visite au lycée André Malraux de Béthune avec un objectif, mal défini alors – par la direction de l’établissement du moins –, d’intervenir dans certaines classes sur des horaires de cours. On imaginait donc qu’elle présenterait son travail de députée, abordant le dur labeur de représentant-e du peuple, la passion du débat démocratique, la difficulté de convaincre un auditoire qui par principe n’est pas nécessairement acquis à ses idées, etc. Qu’en est-il ressorti ? C’est ce que nous ne savons pas intégralement, mais il est certain par contre que Mme la Députée n’aura pas quitté l’établissement sans distribuer elle-même à deux classes terminales de sciences économiques et sociales (SES) un document titré « Lettre d’information » (n°2), joliment orné au bas de la première page des logos du parti présidentiel et du Modem et Apparentés. Les esprits critiques diront qu’il ne s’agit que d’une lettre d’information, pas assimilable en cela à une quelconque forme de propagande politique. Et pourtant, l’étude du contenu ne laisse que peu de doute sur les intentions [1].

On peut lire par exemple, dans cette « Lettre », que le passage des réformes prévues par l’exécutif ne va pas sans quelques ralentissements : « Les deux piliers de la majorité, LREM et encore davantage le Modem, ont la faculté de modifier le texte soumis, pas autant qu’ils le voudraient, il est vrai ; l’opposition, côté amendements, s’en donne à cœur joie, et en dépose par centaines, autant pour montrer qu’elle est active que pour freiner le train des réformes. » Que signifient ces expressions ? Outre leur caractère vague, elles constituent une véritable prise de position politique. L’opposition a-t-elle vraiment le souhait de « montrer qu’elle est active » ? S’en donne-t-elle véritablement « à cœur joie » ? Qu’est-ce donc que ces considérations partisanes ont à faire dans une classe d’élèves ? Que s’agissait-il de leur apprendre ?

Mais là n’est pas tout, car Mme la Députée poursuit, défendant le mandat du Président par des propos qui là encore paraîtront visiblement tout à fait inadaptés à l’auditoire. Il est en effet rappelé que le Président avait prévenu ministres et députés de la majorité que le travail serait difficile, qu’il faudrait « s’accrocher à la barre du navire France ». Première question : le « navire France » n’est-il donc que d’un bord politique ? Mais le meilleur vient, puisqu’il semblerait que le Président « n’avait sans doute pas prévu qu’un fait divers, d’été, allait transformer l’hémicycle climatisé en chaudron bouillant et gagner la sphère médiatique. » Mais de quoi est-il question ? On n’a pas encore oublié que, l’été dernier, l’exécutif a fait parler de lui en raison de ce que l’on appelle depuis « L’affaire Benalla » ? Fait divers : un homme, proche du Président de la République, mêlé aux Forces de l’Ordre, violente un manifestant. Mme la Députée confond probablement « fait divers » et « affaire d’État ». Il est vrai que le Sénat auditionne chaque semaine tout type de citoyen-ne-s au sujet de faits divers sans importance comme celui-ci... Ou alors, cette expression est volontairement employée, en vue d’amoindrir la gravité de l’événement. Qui sait ? Mais on reconnaît que Mme la Députée n’avait pas encore connaissance des polémiques successives qui entourent aujourd’hui cette mystérieuse relation qui lie cet homme au Président de la République.

Mais enfin, l’intention de cette visite se joue peut-être, non pas dans ces détails, mais dans l’échéance approchant alors : les élections européennes. « La rentrée promet donc d’être très dense. (…) elle sera placée par ailleurs sous le signe de l’Europe (…). De nombreuses consultations européennes seront organisées sur tout le territoire pour recueillir les avis de nos concitoyens. » « Un focus particulier sera mis sur nos jeunes, et particulièrement la génération de l’an 2000 qui va voter pour la première fois, et pour qui l’Europe doit être un espoir et non une contrainte. » « Je serai donc présente le plus souvent possible en cette rentrée 2018 pour aller rencontrer prioritairement la jeunesse (...) ». C’est chose faite, visiblement.

Qui a le droit de parler ?

Outre le caractère partisan d’une telle visite, on mettra en balance un tel événement avec un second, qui, bien moins grave, aura pourtant précédé la décision du Ministre de l’Éducation de proposer un article de loi, non sans avoir auparavant sérieusement fait sermonner une enseignante.

En effet, Sophie Carrouge, professeure au lycée Le Castel de Dijon, a été convoquée par le rectorat, jeudi 20 décembre, suite à une tribune publiée sur Dijoncter.info, site d’info coopératif et révolté, le 12 décembre 2018 [2]. Dans cette tribune, elle avance courageusement et non sans humour des arguments qui mettent en question et malmènent les propos du Président de la République tenus lors de sa première allocution supposée répondre à la révolte des Gilets Jaunes. Elle fustige notamment le dévoiement de l’enjeu principal en direction de la question de l’immigration, pratique droitière bien connue qui consiste à éviter aux élites politiques d’être la cible de critiques, et qui renvoie le problème politique de la répartition des richesses vers une prétendue cause dénommée « immigration ». On sait que ces pratiques enjoignent les auditoires à porter leur colère sur les populations dites « immigrés » et non plus sur ceux qui organisent l’accaparement des gains du travail.

Cette convocation au rectorat nous intéresse ici dans la mesure où elle montre la différence de traitement face à des attitudes diamétralement opposées mais qui se croisent autour de la question de la responsabilité des fonctionnaires. Il est clair que le droit n’interdit en aucune façon aux enseignant-e-s d’exprimer leurs opinions politiques en dehors du cadre strictement professionnel. Ainsi, l’article 6 de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 l’exprime ainsi : « La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires. » On se demande alors ce que serait une liberté d’opinion qui n’aurait pas le droit de se dire, sachant par ailleurs que les propos de Sophie Carrouge ne dérogent aucunement à l’article 26 de la même loi rappelant que « Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ».

Il est important de rappeler : le devoir de réserve n’existe pas, sauf pour les hauts fonctionnaires, dont les enseignant-e-s ne font pas partie.

« La convocation s’est soldée par "un rappel au devoir de réserve", indique à franceinfo Isabelle Cheviet, secrétaire départementale du Snes-FSU de Côte d’Or » [3] , ce qui n’est pas rien, mais doit être interprété comme une tentative d’intimidation visant à restreindre la liberté d’expression des enseignant-e-s. Il sera en effet reproché à Sophie Carrouge d’avoir courageusement mentionné son métier et lieu d’exercice à la fin de sa tribune. N’a-t-on donc plus le droit de dire que l’on est enseignant-e- lorsque l’on critique les propos d’un chef d’État ? Les enseignant-e-s doivent-ils se taire lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec le Président de la République ou avec les réformes qu’il propose ?

Il est clair en tout cas que, à côté de cela, la responsabilité de certain-e-s n’est pas interrogée. Les enseignants savent qu’il n’est pas de bon aloi de chercher à influencer les opinions des élèves. Ainsi, cette influence trouve sa limite dans le fait que l’exercice de l’enseignement consiste à donner accès à un véritable contenu de connaissance, autre chose que des opinions qui ne les regardent pas. Or, il nous paraît ici que c’est ce à quoi déroge Mme la Députée Marguerite Deprez-Audebert en diffusant sa « Lettre d’information ». Bien que non enseignante, elle s’est en effet tout de même servi du temps d’enseignement officiellement dévolu, passant outre les recommandations les plus évidentes, comme celles de ne pas chercher à influencer le jugement des plus jeunes dans le cadre scolaire.

Que des enseignant-e-s aient le droit d’exprimer leurs opinions en dehors de l’exercice de leur métier, n’est-ce pas le minimum requis pour que le terme de démocratie conserve un sens ? Ce même sens est par contre sérieusement mis en péril quand des responsables politiques se gargarisent dans les écoles, distribuant aux élèves des « Lettres d’information » qui n’ont pas la décence de présenter leurs adversaires politiques autrement que comme des agitateurs. On ne dira d’ailleurs pas, pour finir, que c’est celui qui le dit qui l’est...